Un homme désenchanté

Un homme dans une pièce. Sa tête dans les mains, ses mains humides, assis, il pleure. Tout est renversé, rien n’est rangé, les meubles sont par terre parmi les livres déchirés, les vitres cassées et les chaises brisées. Pourtant l’homme ne s’en soucie pas. Il pleure, il pleure depuis longtemps. La lumière est éteinte et la nuit s’est installée dans la pièce. Soudain sa voix brise ce silence d’après les tempêtes, il n’a plus l’habitude et son souffle haletant est irrégulier.

“ C’est impossible. Cela ne peut pas être vrai. Je refuse de le croire. J’en suis sûr, elle passera le pas de la porte avec son air frais et joyeux, j’en suis sûr, enfin sûr de quoi ? De la vérité ou du mensonge ? Allons, il ne faut pas que je pense à cela. Elle n’est pas partie. Elle sera normale comme d’habitude. Ce n’est juste qu’un mauvais rêve, un cauchemar, une farce. Alors, elle rentrera, me donnera un baiser et filera dans sa chambre. Tous les dimanches nous irons, comme d’habitude, au cimetière et nous regarderons ma bien-aimée, sa mère… Je n’en peux plus de la vie, je n’en veux plus de la vie, je craque. Vous m’entendez ? Le destin et les démons ? JE CRAQUE !! Je vous déteste, je vous hais de ma haine la plus profonde, celle qui était cachée sous mes tripes, celle qui me fera survivre de cette misère. je vous retrouverai, vous, les animaux qui m’ont fait perdre ma fille, vous qui m’avez fait perdre ma seule espérance de vie. Je vous retrouverai, je vous tuerai, je tordrai le cou, je vous ferai endurer mille supplices. Vous, bâtards, chiens, cochons, dictateurs, rendez-moi ma fille ! Y a-t-il une justice dans ce monde ? Je ferai tout pour la retrouver, mon enfant, ma fille, ma chair, mon sang, ma personne, ma mémoire, mon âme. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Toi, celle que j’aimais tant. Toi qui m’as soutenu, toi qui fus ma canne, mon bâton lorsque la mort emporta ta mère. Comment réussir à vivre, comment espérer pouvoir vivre ? Quand tu m’as dit la vérité, Quand tu as brisé l’illusion, le mensonge avec lequel tu me nourrissais, je ne t’ai pas crue. C’était impossible. Comment te croire lorsque tu m’as annoncé ta vraie vie, comment te croire lorsque tu me regardas et que tu me lâchas les mots “catin” et “alcool” ? Après tout pourquoi lutter contre la vie, contre le destin ? Tu étais ma fille et je t’aurais acceptée, je t’aurais sortie de cette marche incessante entre le café et la pharmacie, je t’aurais arrachée des bras des bouteilles alcoolisées. Mais tu es partie. Tu seras toujours la bienvenue. À mon tour d’être ton appui, à mon tour d’être ton guide. Où te caches-tu ? Tu n’as pas à avoir peur. Je suis là, ma fille, je suis présent. N’aie pas honte. Je veux te serrer dans mes bras, je veux te garder, te cacher des autres hommes. Je veux que plus personne ne te touche, même pas pour une poignée de main ou pour un baiser. Nous étions tellement heureux avant. Retournons là où le temps s’est arrêté, retournons là où ta mère nous a laissés. Tu seras et tu resteras toujours ma fille. Même si tu es partie, même si tu m’as laissé seul. Recommençons, reconstruisons. La vie est encore longue. Tu n’as pas à t’enfermer dans un monde d’adultes, reste ma fille, reste celle pour qui je me suis battu. La vie est devant toi et le chemin est long, tu as le temps, le temps de recommencer, le temps de vivre. Je deviens fou. Fou de toi, fou sans toi, fou de ton absence. Tu es partie et tu ne reviendras pas. Tu m’as laissé seul dans les souvenirs douloureux, tu m’as laissé seul dans la misère. Reviendras-tu ? Que vais-je devenir ? Que vais-je faire ? Pourrais-je vivre ? Je n’ai plus qu’à me pendre. Après tout, personne n’est plus là pour se soucier de moi. Tu étais ma dernière corde qui me tenait à ce monde. Oui c’est ce que je vais faire. Personne ne me regrettera, personne ne me pleurera.”

L’homme se tait. Les larmes ont cessé. Dans ses yeux se lit la peur. La peur de mourir, la peur d’oublier, la peur du futur proche et lointain. L’homme retire sa ceinture et l’attache solidement à une poutre, puis il s’arrête. Il s’arrête puis il réfléchit pendant des heures. Le soleil se lève, et l’homme est toujours là, les yeux fixés sur la boucle pendante. Le premier bruit d’un moteur le fait sortir de sa transe. C’est le moment final, le moment de choisir. Que va-t-il faire ? Il descend lentement. Il descend prudemment. Puis il pose pied-à-terre. Il a choisi.

 

Octobre 2018

4 réflexions au sujet de « Un homme désenchanté »

  1. (Mon commentaire n’a pas l’air de s’être écris alors le revoilà au cas où)
    Le texte est triste, à chaque ligne je sens mon cœur qui se serre, à chaque ligne je me sens proche du personnage qui me touche de par son écriture. Et à la fin lorsque je le vois se décider à se tourner tant bien que mal vers l’avenir je me sens ému et inspiré. Très beau texte.

Répondre à Philippe Négrier Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *