Mai 1796

Mon cher journal.

Aujourd’hui j’ai vu l’Empereur.

Il faisait chaud cet après-midi et bien que le déjeuner aurait dû m’endormir, l’atmosphère était trop intense pour que je ne m’endorme. Une véritable tension, lourde, pesante, accompagnait alors le soleil resplendissant de Milan. Une foule noire amassée à l’entrée de la ville attendait inlassablement, dans cette fournaise, elle attendait son arrivée car tous voulaient le voir. Lorsque des bruits de sabots, crissant sur le pavé, se firent entendre, le peuple devenu un lança son plus beau cri, son plus beau mugissement. Moi, j’étais au premier rang, écrasé contre les barrières, hurlant de tout mon souffle, criant de toute ma voix. Je le vis, cet empereur sur son cheval blanc, ce cavalier conquérant qui descendait du mont avec tout le prestige qu’il avait amassé lors de ses conquêtes. Je ne ressentais que seulement cette ardeur, cette force, cette colère de joie que je partageais avec la foule.

D’une main lente, il nous salua.

C’en était trop. Il y avait en moi un sentiment que nul ne saurait décrire. Je hurlais telle une bête, accompagnant les cris de mes voisins, mon cerveau ne pensait plus, j’avais perdu toutes dignités, mes pieds tapaient le sol sans même le vouloir et j’applaudissais à tout rompre. Cependant la fanfare que produisait mon corps semblait rester muette face à l’ampleur qu’était ce troupeau qui acclamait ce héros. Lorsque soudain, j’eus l’impression que son regard vaillant se posa sur le mien. J’arrêtai de gesticuler. Je restais là, les yeux grands ouverts, ahuri par tant de prestige, comblé par tant de bonheur. Ses yeux s’étaient détournés. Cela ne faisait rien. Plus un mot, plus un cri ne sortait de moi. Il passa juste devant. Je n’eus même plus la force de faire le moindre geste, le moindre bruit, j’étais vidé, hypnotisé par je ne sais quelle faiblesse. Mon état second me fit ressentir toute la pression qui était autour de moi, cet état me fit voir les femmes sanglotantes de joie et leur mari, déchaînés tels des fous, je pus enfin apercevoir la cohorte qui suivait cet homme fier, il y avait des soldats, le regard usé par la guerre, souriant à la foule qui ne les acclamait pas, je pus observer les hommes comme moi, écrasés par la population, piétinés par leurs semblables, pousser à tout va au premier rang, je pus ressentir ce soleil, terrible, qui me déchirait la peau, je pus sentir mes muscles, mes jambes, mon corps entier plier sous cette atmosphère, cette pesanteur humaine. J’essayais de relancer cette folie qui m’avait autrefois habité, mais rien, impossible. Je ne pouvais plus. J’étais tel un soldat privé de gloire, tel un romantique privé d’amour, tel un être privé de vie, je ne pouvais pas. Pourtant je voulais crier, je voulais participer à cette folle fête mais rien, je ne pouvais pas.

Alors je souriais afin de montrer toute ma joie qui ne se montrait pas, bloquée par le barrage humain de ma conscience.

Des festoiements avaient duré et durent encore alors que le ciel devenu sombre scintille jusqu’à ma fenêtre où j’écris à la lueur du feu. Cet état dans lequel je me suis réfugié sans le vouloir s’est dissipé me rendant à ma solitude étroite de la cellule de vie.

Pourquoi ? Cette union avec la foule m’avait donné force alors pourquoi cette force m’avait-elle quitté au moment propice ? Je suis à présent triste de moi-même, car cette rage de joie m’avait quitté au moment où elle devait raisonner. Tel le clairon sur un champ de bataille ou un écho dans les montagnes.

Mai 2019

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